Juin 1989, port de Surabaya. C’est d’ici que Sandrine et moi voulons embarquer pour Sulawesi. Dans le bureau de la Pelni -compagnie maritime indonésienne- un ventilateur trop lent brasse un air moite, un préposé tire paresseusement sur sa cigarette au clou de girofle. Ses chaussures sont posées à côté de son bureau, il relève sa casquette et me déclare qu’il est impossible d’avoir des tickets de bateau pour ce soir. J’engage la conversation sur autre chose, puis lui dis que j’ai conscience des frais qu’engendre la bureaucratie, que c’est toujours en haut que ça traîne… je dépose cinq billets, « si cela pouvait aider… ».
Une minute par billet plus tard, je reçois nos tickets.
Le voyage d’une trentaine d’heures est agréable, on croise des îles magnifiques, quelques dauphins nous accompagnent, des raies Manta sortent majestueusement de l’eau, volent quelques mètres et plongent.
Arrivés à Unjung Pandang, nous prenons un bus pour Senkang, la région des Buggis, des marins musulmans réputés pour leur habileté. En fin d’après midi, un bateau long de dix mètres et étroit d’une cinquantaine de centimètres nous emmène sur le lac Tempe passer la nuit chez une famille de pêcheurs. De grands oiseaux colorés et de splendides échassiers s’envolent à notre passage. Une quinzaine de maisons en bambou flottent au milieu du lac. Les habitants sont accueillants et sympathiques, on partage un thé et des beignets. Le coucher de soleil est somptueux, il règne ici un calme irréel, une petite brise nous préserve des moustiques et la nuit est agréable. Nous nous levons tôt, comme nos hôtes, eux pour travailler, nous pour admirer le lever du soleil.
Il faut encore huit heures de voyage dans un bus encore plus déglingué que la route pour rejoindre le centre de l’île. Les paysages sont d’une beauté à couper le souffle, les rizières déclinent tous les tons de vert et au loin les montagnes recouvertes de jungle laissent apparaître leurs falaises d’où jailli parfois une cascade.
Rantepao est une petite ville agréable, partout des arbres en fleurs ; certaines, semblables à d’énorme cloches blanches d’une trentaine de centimètres, d’autres, rouges sang ont la taille d’un petit ballon.
Dans notre Losmen, nous rencontrons Claire, une Anglaise de 28 ans qui voyage depuis trois ans. Elle a travaillé comme dentiste et professeur à l’université de Phnom Penh et de Saïgon, a fait le tour de Nouvelle Zélande en vélo… Son humour est irrésistible, comme beaucoup de voyageurs, elle est peu conformiste et comme tous les Anglais elle aime la confiture à l’orange mais pas qu’on rigole avec la Reine.
Il pleut souvent à Sulawesi, ce qui explique l’exubérance de la nature. Parfois, au milieu des rizières s’élève une colline comme une île avec quelques maisons entourées de bambous géants, de bananiers et de cocotiers.
Les maisons torajas sont montées sur pilotis, les murs en bois sont sculptés et colorés. Ce qui les distingue, c’est leur toiture en forme de corne de buffle dont les extrémités peuvent s’élever jusqu’à quinze mètres. Les milliers de bambous entrecroisés qui la compose leur assurant une étanchéité parfaite. Ces toits seront petit à petit remplacés par de la tôle ondulée, plus facile à monter.
On retrouve partout les mêmes couleurs et les mêmes symboles sculptés sur les murs : le cercle représente la terre, le triangle le soleil, le coq relie l’homme l’un à l’autre. On retrouve aussi le Katik, l’oiseau magique et le buffle. Un gros pilier soutient l’avant du toit devant la maison, les cornes de buffles accrochées l’une au-dessus de l’autre, témoignent de l’importance de la famille.
Les villages comptent rarement plus de trois cents habitants et sont organisés en seigneuries. Les buffles sont l’objet de toutes les attentions, c’est le seul endroit d’Asie où ils se prélassent dans la boue quand les paysans travaillent.
Pour les Torajas, la mort fait partie de la vie : ils travaillent leur vie durant en vue de posséder suffisamment de buffles qui seront sacrifiés à leur mort. Ils prendront alors place parmi leurs ancêtres et protégeront leurs descendants.
Les Torajas ont été convertis au protestantisme par les pasteurs hollandais mais les traditions animistes restent profondément ancrées.
Nous arrivons dans une vallée couverte de rizières et bordée de hautes falaises où sont placées des Tau-tau, petites effigies sculptées pour les castes supérieures et placées dans des niches creusées dans la falaise. Ainsi l’esprit des ancêtres continue à veiller sur le village.
Je reviendrai souvent à Rantépao. Quelques années plus tard, des échoppes à touristes auront poussé comme des champignons et les statuettes auront toutes été volées pour décorer les maisons de riches occidentaux. Elles furent remplacées par des copies, mais ces vols causèrent beaucoup d’émotion dans leur communauté, Anton, un ami torajas m’a confié que ce fut comme si on lui avait enlevé son père une seconde fois ; c’est difficile à comprendre pour nous car leur conception de la vie et de la mort diffère totalement de la nôtre.
Des funérailles torajas sont la partie la plus spectaculaire de leur culture. Nous arrivons dans le village où va se tenir un sacrifice. Je m’approche des maisons et très vite on m’invite à entrer. Ils sont accueillants et curieux. En buvant le thé, j’apprends que la personne dont on célèbre les funérailles est décédée il y a plus de sept ans !
Durant ces années, la famille a travaillé dur pour récolter l’argent nécessaire. La dame a été momifiée grâce à des injections régulières de formol. Cette pratique devient rare, je la rencontrerai encore une fois au cours de mes voyages : la défunte parée de beaux habits et de ses bijoux trône dans un coin de la pièce. Ils reconnaissent que cela ne sent pas très bon mais il importe de lui offrir de belles funérailles. Certains vendent des terres, se ruinent pour acheter des buffles car plus il y en a, mieux l’esprit sera conduit vers l’au-delà. En 1994, le gouvernement imposera des quotas sur le nombre de buffles à sacrifier. Pour l’heure, il y en a soixante trois dont deux albinos, les plus chers. Après le sacrifice, la viande est répartie entre les convives : celui qui apporte un cochon recevra l’équivalent en viande ce qui entraîne toujours d’âpres négociations.
Après un rapide calcul, le prix de soixante buffles plus les taxes s’élève à plus de quarante mille dollars !
Quelques jours plus tard, nous nous installons à Batutumonga, un petit paradis ; dans une maison en bambou au pied des montagnes, dans la jungle. Mama Siska, nous accueille à bras ouverts. L’ambiance familiale est douce et agréable. Siska, la fille de la maison, est attentionnée et veille à ce que nous ne manquions de rien. Nous mangeons une excellente soupe au lait de coco, potiron et citronnelle, assis en tailleur à la lueur d’une lampe à pétrole. Le repas terminé, nous traînons encore un peu avec un bouquin. Siska débarrasse, s’installe à une table basse, puis règle la lampe et fait ses devoirs. Je m’en étonne, elle me dit avoir quatorze ans et vouloir devenir médecin mais l’école coûte cher et elle n’est pas sûre de pouvoir poursuivre ses études l’an prochain. C’est malheureux de voir cette fille adorable, intelligente et travailleuse qui devra peut-être arrêter l’école faute d’argent. Je pense à ma propre scolarité : tout m’était donné, une excellente qualité d’enseignement, des parents désireux de m’aider et pourtant, je n’écoutais pas, parlais avec mes copains, séchais des cours… Je vais voir si je peux l’aider, mais trouver un sponsor n’est pas aussi simple que je l’avais pensé. Lorsque j’ai commencé à m’occuper d’enfants tibétains, mis à part ma famille et quelques amis proches, les gens se sentent peu concernés, ils ne réalisent pas que pour le prix d’un cinéma par mois, un enfant peut aller à l’école et s’en sortir… aussi, je ne dis rien, je ne veux pas donner de faux espoirs et ne souhaite pas non plus que nos relations avec cette famille se transforment.
Comme partout en Asie, toute la famille vit sous le même toit ; la maman de mama Siska, Nenek(1) dégage une certaine noblesse ; elle déborde de joie de vivre. On se fait chouchouter, elle me dit que je suis beau et qu’elle me voudrait pour petit-fils. Les journées passent paisiblement.
Le matin, Nenek et Mama Siska râpent des noix de coco ; moi, je me douche, l’eau détournée de la rivière est guidée dans une petite cabane par un réseau de bambous. Nous partons dans la montagne qui se trouve derrière la maison ; il paraît que du sommet on voit la mer.
Après 3 heures de marche dans la jungle, on débouche sur un petit promontoire herbeux d’où on domine la vallée. Il y a des papillons énormes aux couleurs magnifiques et de petits lézards volants. Sandrine, Claire et moi nous arrêtons pour manger et nous reposer. Rapidement on se perd dans la jungle, la végétation est trop dense, il nous faudrait une machette. Nous décidons de rebrousser chemin, épuisés, griffés et trempés de sueur. Nous débouchons sur une maison où je demande un peu d’eau, la dame nous apporte aussi quelques rambutan(2)… ça fait du bien. C’est sous une pluie torrentielle, juste protégé par une feuille de bananier que nous arriverons enfin.
Demain nous partons ; le soir Mama Siska nous a prépare la spécialité locale, le Pa’piong : du poulet assaisonné au lait de coco et à la citronnelle, mijoté dans un tube de bambou placé sur des braises. Les épices savamment dosées lui donne une saveur exceptionnelle.
J’aime prendre un thé sur la terrasse, les brumes se dissipent sur les rizières au fond de la vallée, le jour se lever doucement. Nous quittons Mama Siska et sa famille. Elles nous serrent dans leurs bras (c’est inhabituel en Asie). Nenek m’offre un beau sarong et me redit qu’elle me voudrait pour petit-fils. Nous rentrons à pied à Rantepao par la forêt, les rizières et les bambouseraies. En chemin, nous croisons des tombes de bébés mort-nés, creusées dans le tronc d’un arbre et fermées par une petite porte en bois. L’idée animiste est que l’esprit de l’enfant continue à grandir avec celui de l’arbre. Une belle idée.
***
Quelques années plus tard, en 2001, j’assistai aux funérailles de Nenek, j’étais déjà revenu à plusieurs reprises, j’aidais Siska à aller à l’école et amenais régulièrement des groupes de touristes à sa maman. Des dizaines de buffles furent sacrifiés, le sol est déjà gorgé de sang. Je suis assis à côté de Mama Siska et regarde l’égorgeur : petit, sec et noueux. Il tient le buffle par une corde attachée à un anneau nasal, il lève lentement le bras, la gorge du buffle est offerte. Il émane de ce petit homme une puissance extraordinaire face à cette montagne de muscles qui pourrait l’embrocher d’un mouvement de tête et foncer sans que personne ne puisse l’arrêter. Ils se regardent, d’un geste rapide et précis il lui tranche la gorge avec son coupe-coupe. Le buffle s’effondre.
Mama Siska me regarde.
– Tiens Lionel, prends la machette et tue le suivant.
Je sais que c’est un honneur, une centaine de personnes sont présentes ; il y a l’excitation, le danger, le fait de contrôler ce monstre… Une partie de moi est tentée d’accepter mais le côté humain prend le dessus sur le côté bestial. Je décline l’invitation.
– Un cochon alors ? Regarde les gros qui arrivent là-bas, ils sont attachés, tu n’as qu’à lui planter le couteau dans le cœur.
Elle ne comprendrait pas que je refuse encore.
– Maaf, ibu saya tidak bisa. Saya ingin sekali menghormati nenek, tapi agama saya tidak mengizinkan untuk membunuh binatang(1). Ça, elle comprend et n’insiste pas.
Le petit homme et quelques autres se relayèrent tout l’après-midi, les enfants se précipitent à chaque fois plantant de gros bambous taillés en biseau dans la gorge béante afin de recueillir le sang, et pataugent dedans. Du haut d’une tour en bambou, deux prêtres sonnent le gong chaque fois qu’un buffle est égorgé. L’âme du mort s’envole sur son dos.
J’aidai à porter le cercueil ; Nenek fut placée dans une cavité creusée dans un énorme rocher et refermée par une belle porte en bois sculpté.
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